Réforme de la Responsabilité des gestionnaires publics.

Réforme de la Responsabilité des gestionnaires publics.

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A&I UNSA s’est déjà exprimé à plusieurs reprises sur le projet d’ordonnance qui vise à supprimer la responsabilité personnelle et pécuniaire (RPP) des comptables publics afin de lui substituer un régime de responsabilité unique qui concernera les gestionnaires publics, qu’ils soient ordonnateurs ou comptables. (CF revue N°108 pour la dernière analyse en date) A l’heure où l’ordonnance a été présentée pour information au conseil supérieur de la fonction publique et sera publiée a priori sans aucune modification qui soit de nature à répondre à nos multiples interrogations, il nous semble nécessaire de revenir sur ses zones d ‘ombres d’un point de vue général et pas simplement circonscrit aux problématiques les plus couramment rencontrées à l’éducation nationale.

Tout d’abord, bien que cette réforme reprenne les principes qui avaient présidé en 1948 à la création d’une Cour de Discipline Budgétaire et Financière fort peu active au demeurant, elle est radicale en ce qu’elle met à bas plus d’un siècle de construction législative réglementaire et jurisprudentielle s’agissant de l’appréciation de la manière dont les deniers publics sont utilisés par ceux qui les manient. Ainsi, le Viel adage « La Cour juge les comptes et pas les comptables », deviendra « La Cour juge les comptables et pas les comptes » ou plus exactement « La Cour juge les gestionnaires publics et pas les comptes publics ».

Certes, le juge des comptes avait de plus en plus tendance à chercher à atteindre, si ce n’est à juger, les ordonnateurs au travers de ses observations de gestion mais aussi, ce qui était plus contestable, en mettant en lumière les errements de l’ordonnateur par la mise en débet du comptable.

En conséquence, au regard d’un système peut-être à bout de souffle, une plus grande responsabilisation des gestionnaires publics par une plus grande personnalisation de la sanction des fautes ou erreurs commises ne posent pas de soucis particuliers aux syndicalistes citoyens que nous sommes.

En revanche, que les fautes et erreurs commises soient strictement appréciées en toute équité quel que soit leur auteur demeurent pour nous une exigence majeure.

Or, notre pays n’a pas toujours été irréprochable en la matière. Une certaine ironie a voulu d’ailleurs que ce soit un comptable public de lycée, structure financière relativement modeste, qui en 2006 ait fait condamner la France par la Cour européenne des droits de l’homme au motif que la procédure devant les juridictions de l’ordre administratif, dont les juridictions financières ne constituent qu’un sous-ensemble, ne garantissait pas un procès équitable du fait, entre autres iniquités, de la présence du ministère public dans les formations de jugement. Le juge français avait été ainsi reconnu « juge et partie ».

Bien que la France ait depuis tiré toutes les conséquences de cette condamnation et que le schéma juridictionnel présenté dans l’ordonnance avec ces trois niveaux soit parfaitement conforme à ce qu’on est en droit d’attendre, il n’en demeure pas moins qu’à lire l’ordonnance ou plutôt à découvrir ce qui n’y est pas, le risque d’une inégalité de traitement entre justiciables demeure.

De ce point de vue, voici selon nous les principales interrogations :

  • Alors que les amendes pour comptes non rendus demeurent, disparition (? l’ordonnance n’en dit mot) de l’apurement administratif des comptes prévues aux articles D231-3 et suivants du code des juridictions financières. A qui et à quoi seront désormais rendus les comptes ? Qui contrôlera désormais les structures qui relevaient jusqu’à présent de cet apurement ? Or des fautes ayant entrainé un préjudice financier important au regard de la surface financière de ces structures peuvent y être commises.
  • Le fait de savoir si la faute commise relève ou non de sa juridiction est laissée à l’appréciation du juge. N’y a-t-il pas là risque d’être soumis à l’arbitraire du juge ? la procureure générale près la Cour des comptes s’est déjà prononcée pour une lecture extensive de la notion de faute.    
  • De fait, une grande partie des fautes ou erreurs commises relèvera de la responsabilité managériale au sein de chaque département ministériel. En conséquence, le manager risque de devenir ce que le juge n’est plus, c’est à dire « juge et partie ». Quelle garantie pour éviter cet arbitraire-là ?
  • La modification substantielle du régime de la faute semble entrainer l’interdiction de l’assurance, sauf pour la faute « non-dolosive » : Cela sera-t-il conformé par un texte ? L’ordonnance est muette.  
  • La séparation des ordonnateurs et des comptables est maintenue mais une part importante de sa justification disparaît, à savoir la responsabilité personnelle et pécuniaire qui permettait au comptable d’expliquer à l’ordonnateur pourquoi il demandait à être réquisitionné. Face à la perte de cet argument et pour ce que nous en comprenons, la possibilité pour le comptable de signaler les agissements de l’ordonnateur justiciable désormais du même juge constituerait un nouveau levier. Cependant, à tort ou à raison, la réquisition est un moyen de régulation au sein de structures confrontées à ce qu’elles regardent comme une inadéquation entre le droit financier qui leur est imposé et les objectifs qu’on leur demande de poursuivre. En modifiant les règles d’un jeu à l’équilibre déjà fragile plutôt que de se pencher sur l’éventuelle réforme des règles financières imposées à ces structures, ne risque-t-on pas d’aviver les conflits ordonnateurs/ comptables et de compliquer encore le fonctionnement des structures concernés ? 
  • L’ordonnateur en titre, plus souvent sans doute que le comptable en titre, n’est pas toujours un sachant, un technicien. C’est avant tout un politique, même s’il n’est pas toujours un élu. Pour exercer sa mission, il s’appuit sur des délégataires, DGS, chef de service financier, adjoints gestionnaires dans les établissements scolaires du second degré.  Par le passé, la CDBF, au sein de sa maigre production, a fait parfois le choix de condamner seul ou plus lourdement le délégataire plutôt que le délégant, ce dernier ayant convaincu qu’il n’était pas sachant. Le nouveau système ne risque-t-il pas d’accentuer ce phénomène ?
  • Les élus et ministres ne sont pas justiciables du nouveau dispositif, sauf cas grave de gestion de fait. Au prétexte qu’ils encourent déjà une responsabilité politique, ne risque-t-on pas de faire supporter à leurs délégataires, notamment les DGS et leurs équipes au sein des collectivités, une responsabilité accrue et peu supportable à terme ?  Les « lettres de couverture » que les élus peuvent produire à leur diligence et volonté, suffiront-elles ? dans les cas qu’il faut souhaiter rarissimes où elles s’avèreraient manifestement illégales, couvriraient-elles les subordonnée-es délégataires ?
  • L’Etat semble faire le choix, en abandonnant le cautionnement, de se priver d’un moyen efficace de rentrer dans ses fonds.  Ne serait-il pas de meilleure politique de conserver l’obligation d’un cautionnement ? L’abandon du cautionnement ne va-t-il pas par ailleurs remettre en cause le régime indemnitaire des comptables ? Pour les établissements qui ne relèvent pas de l’Etat personne morale, la disparition du cautionnement ne risque-t-il pas d’entraîner pour les comptables une nouvelle responsabilité financière devant le juge de droit commun ?

En conclusion : Plutôt que de mettre à bas le système existant, nous pensons qu’il eût- été préférable :

– de conserver l’actuel CDBF en l’intégrant le cas échéant à la Cour des comptes et de lui donner enfin les moyens de juger tous les gestionnaires publics ;

– de conserver le régime actuel du jugement des comptes et la RPP des comptables publics.

Le nouveau régime se veut visiblement plus simple et plus efficace. Il cherche peut-être également, et c’est là un jeu dangereux, à faire des économies d’échelles, que ce soit en termes de structures ou de personnels. Cependant, les défauts reprochés au système actuel proviennent en grande partie, de l’aveu même des auteurs de rapports récents sur la question, de l’incapacité à sanctionner efficacement les fautes commises par les gestionnaires publics qu’ils soient ordonnateurs ou comptables. Le renforcement de la CDBF, auprès de laquelle l’ensemble des gestionnaires publics sont d’ores et déjà responsables, eût pu suffire à cela. Ici, on est au milieu d’un chemin, déséquilibrant fortement des principes sans véritablement les abandonner tout en prétendant leur donner meilleure efficacité. Rien n’est moins sûr.

En effet, dans ce dossier complexe, tout n’est pas qu’affaire de technique. Il y a pensons-nous dans le jugement des comptes, un enjeu politique qui relève du contrôle citoyen sur la bonne tenue et la régularité de l’usage de fonds qui proviennent, ne l’oublions pas, des impôts supportés par les contribuables.

Cet enjeu démocratique ne doit pas être perdu de vue. Nous ne sommes pas persuadés, à lire aujourd’hui l’ordonnance avec ses manques en creux, que cet enjeu n’ait pas été perdu.

Pantin, le 14 mars 2022,

Jean-Marc Bœuf, secrétaire général A&I UNSA